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Aux origines de la statistique camerounaise. Entretien avec l’historien Eric Marcel Onana (Université de Yaoundé I)

Entretien avec Eric Marcel ONANA, historien, post-doctorant à l’Université de Yaoundé I, spécialiste de l’histoire des institutions de statistique au Cameroun au XXe siècle

1. pourriez-vous vous présenter en quelques lignes ?

J’ai une formation en histoire économique et sociale, à l’université de Yaoundé I. Durant ma formation, j’ai toujours été attiré par des faits que les historiens trouvent complexes et pensent être incapables d’en apporter des explications. Au cours de mes premières recherches sur l’histoire des techniques et du développement, j’ai eu un penchant pour la production des chiffres. J’étais grandement intrigué par la façon dont les chiffres conduisaient aux classements des pays les plus riches aux plus pauvres. J’ai voulu comprendre et surtout identifier les causes de cette hiérarchie. J’ai alors entrepris un master sur les institutions de statistique au Cameroun. Au départ, rien que le mot statistique faisait fuir tout le monde. C’est alors que j’ai été encouragé par le Professeur Raymond Ebalé, qui m’a d’ailleurs conseillé de continuer avec cette idée en thèse, en y incluant le champ politique de la production des chiffres, et bien d’autres aspects qu’un simple mémoire de master ne pouvait contenir. Cette ouverture m’a donc permis d’entreprendre d’autres défis sur la sociologie et l’anthropologie, tout en restant dans le domaine des statistiques. En attendant d’être recruté comme enseignant au sein d’une université, je suis actuellement chargé des travaux dirigés à l’Université Catholique d’Afrique Centrale où j’enseigne en Anthropologie sociale et culturelle, en socio-anthropologie du développement et en analyse des données.

2. Quel était l’objet de votre thèse et quelles sont les sources que vous avez utilisées ?

Mon Ph/D., intitulé « institutions et politiques statistiques au Cameroun (1921-2001) », porte sur l’évolution institutionnelle et politique de la production des statistiques au Cameroun. Deux moments important cadrent cette recherche. Le premier explique l’évolution institutionnelle, politique, ainsi que la production des chiffres durant la période coloniale. Il s’agit dans cette partie, du Cameroun occidental (Cameroun britannique de 1921 à 1961) et du Cameroun oriental (Cameroun français de 1938 à 1960). Le second aborde l’évolution institutionnelle et politique, ainsi que la production des chiffres portant pour la plupart sur les données sociales (santé, éducation, prix, pauvreté via la documentation des Enquêtes Camerounaises Auprès des Ménages, etc.), jusqu’en 2001, date de création de l’Institut National de la Statistique (INS) au Cameroun.

Les sources ayant conduit aux résultats de cette recherche, proviennent pour la plupart des Archives Nationales de Yaoundé (ANY) et de Buea (ANB). Certaines archives nous sont parvenues de l’INSEE, notamment, le premier « Annuaire statistique du Cameroun », les premiers chiffres de la douane etc. Ces ouvrages sont jalousement conservés au service de la documentation de l’Institut National de la Statistique (INS) du Cameroun. Ces sources sont naturellement complétées par les interviews que nous ont accordées certains anciens membres de l’INS. Pour la petite anecdote, après plusieurs mois de recherches, le nom du second chef service de la statistique au Cameroun, Jean Marie Cailles, nous avait été révélé par une source orale, alors qu’il ne figurait nulle part dans les archives.

Nouvel immeuble siège de l’Institut National de la Statistique(INS)

3. Quand et dans quelles conditions est instauré un service de statistique au Cameroun ?

Il faut tout d’abord noter qu’avant la colonisation, les procédés statistiques étaient en cours au Cameroun. Une étude a d’ailleurs été initiée et se poursuit à ce sujet. L’histoire de la statistique au Cameroun durant la période coloniale est marquée par deux temps forts ; la période coloniale allemande, et la période coloniale franco-britannique. Les premiers chiffres officiels du Cameroun datent de la période coloniale allemande (1884-1916). Malheureusement, cet intervalle est statistiquement mal connu, à cause de la barrière de la  langue et surtout des problèmes de traduction. La majorité des archives sont écrites en allemand ancien, le Gotique.

En ce qui concerne la période coloniale franco-britannique, les premières statistiques datent de 1921, année du tout premier recensement de la population du Cameroun sous mandat britannique. En réalité, ce recensement était le deuxième organisé par la Grande-Bretagne dans ses colonies, les premiers ayant eu lieu en 1911 au Nigeria et en Inde. Le premier service de statistique semble avoir été instauré au Nigeria au cour des années 1920, avec les nominations de P. A. Talbot (1921) et de S.M. Jacob (1930) comme statisticien du gouvernement. La production des statistiques du Cameroun était organisée depuis le Nigeria.  Selon nous, l’organisation optimale du service de statistique au Nigeria fut établie entre 1941 et 1953. Durant cette courte période, W. A. Stuart-William, alors en charge des statistiques pour le gouvernement, réorganisa le service de statistique en six départements (recensements, statistiques agricoles, statistiques commerciales, statistiques des prix, mécanographie et statistiques administratives). C’est le département chargé des statistiques des prix qui s’occupait spécialement des statistiques du Cameroun occidental, qui à partir de 1947, étaient présentées aux Nations Unies en vue de la mesure du  développement de la colonie à différents degrés. C’est au cours de cette période que les recensements les plus scientifiques ont été réalisés. Mais il faut surtout retenir que l’instauration de ces services reposait naturellement sur l’exploitation de la colonie sous toutes ses formes.

Quand au Cameroun oriental, il faut retenir que l’instauration d’un service de statistique date du 20 novembre 1946. Jusqu’ici, les sources orales à notre disposition remontent l’utilisation des premiers chiffres à l’année 1923, au lendemain de l’arrivée du commissaire Théodore Paul Marchand. Mais les documents d’archives que nous avons exploités datent de l’année 1938. L’instauration du Service Local de Statistique Générale (SLSG), provient de la préparation de nouvelles représailles que prévoyait la France, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il ne faut pas cacher que la France comptait sur ses colonies, comme base arrière pour sa défense, en cas d’une nouvelle attaque de l’ennemie. C’est la raison pour laquelle, Gérard Théodore, un militaire, fut nommé à la tête du service, pour perpétuer l’œuvre de René Carmille. C’est à partir de 1948, avec la naissance de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), que le SLSG va véritablement se mettre au service de l’administration coloniale contre la lutte syndicale et la montée en puissance de l’UPC (premier parti politique de la période à revendiquer l’indépendance), comme en témoigne, l’analyse des questionnaires des différents recensements de la période (1952-1956).

Les leaders de l’UPC. De gauche à droite, au premier plan: Osendé Afana, Abel Kingué, Ruben Um Nyobè, Félix-Roland Moumié, Ernest Ouandié

4. Qu’est-ce que l’indice des prix et comment le mesure-t-on au Cameroun ?

L’indice des prix, voilà l’un des nombreux mystères que la statistique camerounaise n’a pas encore dévoilés. C’est encore moins mes recherches embryonnaires sur l’indice des prix durant la période coloniale qui vont nous éclairer. Au même moment, je voudrai éviter, de peur d’être hors sujet, de présenter certaines définitions des ouvrages qui ne sauraient, à mon avis, décrire la réalité des comportements statistiques du Cameroun, notamment, ceux portant sur le calcul de l’indice des prix. Mais s’il fallait absolument donner une réponse, je dirai que c’est une culture qu’on adopte timidement au Cameroun. Pourtant, l’indice est mensuellement calculé par l’Institut National de la Statistique. Malheureusement, sa gestion demeure opaque et, comparativement à la période coloniale, sa diffusion est quasi inexistante. C’est ce qui a d’ailleurs provoqué cette réflexion sur l’indice durant la période coloniale. Une de nos recherches en cours, est l’établissement de son évolution historique après l’indépendance. Également, dans nos prochaines publications, nous exposerons la mesure de l’indice au Cameroun occidental.

Lire l’article : Eric Marcel Onana, “La mesure de l’indice des prix à la consommation au Cameroun sous administration française (1938-1960)”, Les cahiers du GBF, 2021/1, p.70-84.

5. Quels usages en fait le pouvoir colonial français et dans quelle mesure ont-ils impacté durablement l’équilibre socio-économique camerounais ?

Aussi loin que l’on puisse remonter, l’usage de l’indice des prix dans les colonies est l’un des résultats du commerce triangulaire, dont l’issue indéniable demeure la recherche des débouchés. De nos jours, cette vision se poursuit par la transformation des anciennes colonies en des sociétés de grande consommation de masse. D’après les sources à notre disposition, les premières commandes des informations statistiques sur le commerce des Territoires d’Outre-mer français datent de 1909, même si elles prennent statistiquement corps à partir de 1922. Dans cette évolution, les statistiques ne concernent que la rentabilité du commerce français. Même après l’instauration de la SLSG, dans les différents « Bulletin de statistique », le souci des statisticiens n’était que la réflexion de la diversification des marchandises importées et consommées uniquement par les familles européennes. Pourtant, la mission mandataire, puis tutélaire de la France était de conduire le Cameroun « sur les sentiers du développement », pour reprendre l’expression d’Etoga Eily[1].

La difficulté des statisticiens à établir un indice purement local peut être perceptible à trois niveaux. Le premier est lié à la perception en Europe des peuples colonisés, c’est-à-dire la minimisation des civilisations non occidentales (étude des sociétés par le biais des théories évolutionnistes, fonctionnalistes, culturalistes, etc.), le second l’est à la politique d’assimilation mise en place depuis la métropole, le troisième est purement attaché à l’économie de marché, notamment la recherche des débouchés.

En effet, la minimisation des « civilisations africaines » a eu pour corollaire sur le plan social, et ceci pour le cas du Cameroun, une stratification culturelle, en rapport avec l’application des différentes orientations de la politique française (assujettissement, assimilation, association). De même que la théorie évolutionniste, cette stratification trace la trajectoire des peuples autochtones dominés, sous le vocable « indigènes » (assujettissement), puis transformés sous le vocable « évolués », c’est-à-dire ceux qui savent lire, écrire, compter, etc., en français (assimilation), en fin les citoyens français, c’est-à-dire ceux qui ont entièrement acquis la culture française (association). Cela a conduit sur le plan social à la naissance d’un complexe infériorité/supériorité entre les autochtones et les Français, et surtout entre les autochtones eux-mêmes. Les expressions en langue Ewondo tel que « Ma di ane ntangan » (je mange comme un blanc), « Ma gning ane ntangan » (je vis comme un blanc), sont sur le plan commercial ou de la recherche des débouchés, des effets de transformation des comportements alimentaires, via la consommation des produits manufacturés que contrôle largement, entre autres, l’administration coloniale à travers l’indice des prix.

À partir de la lecture de l’indice, un constat s’impose sur l’exclusion des produits locaux, au profit d’une politique délibérée de propagande des produits européens, imposés puis martelés à la consommation locale, via l’éducation à la santé et surtout le dénigrement des pratiques alimentaires locales, l’orientation de l’agriculture vers les cultures de rentes, etc., c’est ce que nous avons appelé l’assimilation alimentaire. De nos jours, cette pratique demeure, et est encouragée, tout comme à la période coloniale, par une rigueur du contrôle des prix dans les supermarchés et les épiceries, et moins de rigueur dans les marchés traditionnels des produits locaux…

Propos recueillis par Hugo Vermeren (juillet 2022)


[1] Eily Etoga, Sur les chemins du développement. Essai d’histoire des faits économiques du Cameroun, Yaoundé, Centre d’Edition et de Production de Manuels et d’Auxiliaires de l’Enseignement, 1971.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hugo Vermeren (6 juillet 2022). Aux origines de la statistique camerounaise. Entretien avec l’historien Eric Marcel Onana (Université de Yaoundé I). Compter en situation coloniale. Consulté le 17 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mprs


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1 réponse

  1. MVONDO dit :

    Très riche en enseignements

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